Edito – L’apatridie, entre instrument politique et bouée de
sauvetage
Avec le démantèlement des empires et l’avènement des États-Nations
au 19e siècle, la notion de «frontière» et celle de «nationalité»
deviennent des enjeux fondamentaux. Les territoires nationaux se
rigidifient tout comme la définition de leurs ressortissant·es, le
contrôle des entrées et des sorties devient drastique et sert à
trier celles et ceux qui accèderont aux droits politiques,
économiques et sociaux.
Dans ce contexte, les personnes sans nationalité deviennent une
épine dans le pied des gouvernements. Sans pays d’origine reconnu,
comment justifier de ne pas les prendre en charge? Vers quelle
destination organiser leur renvoi?
Sauver les apatrides: une Convention internationale
Quelle que soit la raison qui ait conduit une personne à se trouver
«sans-État» ou apatride, les conséquences de l’absence de
nationalité sont toujours une restriction des droits, une
impossibilité de faire entendre sa voix, une vie dans l’ombre. Les
personnes sans-État, autant que les personnes réfugiées, sont donc
en recherche d’une protection.
C’est après la Deuxième Guerre mondiale, qui a conduit des milliers
de personnes sur les routes de l’exil ou en déchéance de
nationalité, que les Nations-Unies adoptent deux textes qui auront
pour objectifs de traiter séparément la situation des personnes
réfugiées et celle des personnes sans nationalité.
Pour ces dernières, c’est la
Convention de 1954 relative au statut des apatrides1 qui s’applique, avec pour
objectif de régulariser la situation juridique et le séjour des
personnes expulsées de leur pays d’origine durant la guerre, mais
qui n’étaient pas considérées comme réfugiées. Elle affirme que
toute personne a droit à la nationalité et définit comme apatride
«une personne qu’aucun Etat ne considère comme son ressortissant par
application de sa législation». La Suisse ratifie cette Convention
en 1972.
L'épineuse question de celleux que l'on ne veut pas
Au fil du 20e siècle, avec la chute de l’URSS, puis l’éclatement de
la Yougoslavie, de nombreuses personnes se retrouvent dans la
situation où aucun état européen ne veut les reconnaître.
L’apatridie devient un phénomène de masse, touchant de plein fouet
certaines communautés marginalisées. Dans ce dossier, nous abordons
notamment la situation des personnes rroms (voir notre article sur
les «Sans-état»).
On se trouve alors loin des intentions de la Convention de 1954,
visant à diminuer le nombre de personnes sans nationalité. Au
contraire, l’absence de nationalité devient une sanction2
et un objectif, notamment pour lutter contre les personnes qui
n’entrent pas dans le schéma sédentaire européen et mondial.
Quand la loyauté coloniale prend le dessus
Les décisions impactant le statut des personnes apatrides, y compris
en Suisse, découlent souvent d’intérêts politiques internationaux et
de la solidarité entre les puissances impérialistes. Ainsi, le refus
de la Suisse de reconnaître l’État de Palestine ou du Sahara
Occidental est un choix visant à ne pas s’opposer aux politiques
israéliennes ou marocaines. Et préférer le statut d’apatridie plutôt
que celui de réfugié·e aux victimes des régimes coloniaux revient
précisément à ne pas reconnaitre le caractère politique de leur
persécution (voir nos articles sur la Palestine et le Sahara
Occidental).
L'apatridie, un symptôme global?
L’apatridie n’est pas vouée à disparaître ces prochaines années
(voir encadré «L’apatridie aujourd’hui»). Inversement, les
politiques européennes actuelles de fermeture participent à son
renforcement. Car pour survivre aux frontières mortifères et à la
machine à expulser d’une Europe qui se cloisonne, il ne reste aux
personnes cherchant protection bien souvent que l’option de se
délester de leur identité.
Sans parler de la catastrophe climatique en cours, qui s’apprête à
provoquer la disparition d’états insulaires et détruire nombre de
terres situées au niveau de la mer. Dans ce contexte, repenser le
piège des frontières et des identités verrouillées jusqu’à
l’étouffement apparaît la seule voie possible pour garantir le
respect des droits de tou·tes.
Aude Martenot et Elisa Turtschi, ODAE romand
L'apatridie aujourd'hui: un bref état des lieux
Alors que l’année 2024 marque le 70e anniversaire de la Convention
de l’ONU relative au statut d’apatride, le
Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés
(HCR) recense toujours au moins dix millions de personnes apatrides
dans le monde. En Suisse, le nombre réel d’apatrides reste
incertain, puisque certaines personnes ne sont pas identifiées en
tant que telles.
Selon les statistiques du SEM, en décembre 2023, 1'181 personnes
étaient enregistrées dans la catégorie apatrides, 275 dans celle des
«sans nationalité», et 1'112 sous «État inconnu»3. Le HCR, dans une étude réalisée en 2018 sur l’apatridie en
Suisse, a critiqué cette labellisation, car elle minimise l’ampleur
du problème et parce que les personnes qui se retrouvent dans les
catégories «sans nationalité» ou «État inconnu» sont coincées dans
des statuts nettement plus précaires4.
Malgré son adhésion en 1972 à la Convention de 1954, la protection
des droits des personnes apatrides en Suisse reste lacunaire selon
l’OSAR5, notamment en ce qui concerne la définition de leur statut, la
reconnaissance de leurs droits procéduraux ainsi que la protection
qui leur est accordée. La pratique suisse demeure plus restrictive
que celle prévue par la Convention: les autorités excluent du statut
d’apatride des personnes qui auraient «volontairement renoncé à leur
nationalité», alors que la Convention ne donne comme seul critère
décisif le fait de savoir si la personne est considérée ou non comme
ressortissante par le pays concerné.
Apatrides plutôt que réfugié·es? Les enjeux derrière le statut des
Palestinien·nes en Europe
Les Palestinien∙nes exclu·es des conventions
Une grande partie des Palestinien∙nes, expulsé∙es de chez elleux
lors de la création d’Israël en 1948, ont été inscrit∙es auprès de
l’UNRWA (voir l’encadré “Un bref rappel historique”). Cette
affiliation a été accompagnée de leur exclusion de la Convention sur
les réfugiés (CR) et de celle sur l’apatridie. À l’époque, l’enjeu
était de ne pas enterrer le droit au retour des Palestinien·nes et
la revendication d’une nationalité palestinienne. L’exclusion était
aussi liée au fait que la situation des réfugié∙es palestinien∙nes
était perçue comme temporaire et ne pouvait pas être assimilée à
celles de réfugié∙es au long terme.
Mais la situation a perduré et, 50 ans plus tard, nombre de
Palestinen∙nes cherchant une protection se heurtent à l’obstacle de
la clause d’exclusion:
C’est ce qu’expérimente Bashir*, originaire de la bande de Gaza,
lorsqu’il demande l’apatridie en Suisse en 2016 puis l’asile en
Allemagne en 2017: les deux États lui refusent ses demandes au
motif que son enregistrement auprès de l’UNRWA l’exclut des
Conventions correspondantes.6
Toutefois, la CR précisait aussi que si l’assistance de l’UNRWA
venait à cesser, ses bénéficiaires devraient directement être
reconnu·es comme réfugié·es. Le problème qui se pose est donc de
savoir à quelles conditions l’assistance de l’UNRWA peut-elle être
considérée comme ayant cessé. Dans le cas de Bashir*, le fait que
son accès concret à l’UNRWA n’était plus possible parce qu’il ne
pouvait pas retourner dans le pays où l’agence opère n’a pas été
considéré comme déterminant.
"Palestinian beauty", oeuvre de
Nour Ziada
Nouvelle jurisprudence: une brèche vers l'apatridie
En 2021, le Tribunal fédéral opère un changement de jurisprudence.
Lorsqu’Emad*, Palestinien de Syrie, se voit refuser la qualité de
réfugié en 2015, il dépose une demande d’apatridie. Sa requête est
acceptée par le Tribunal fédéral en 2021: la plus haute instance
judiciaire de Suisse décrète en effet qu’en cas de perte effective
de la protection de l’UNRWA, les personnes doivent se voir
reconnaître le statut d’apatride7. Cela inclut les personnes dont le retour a été reconnu
inexigible, comme c’est le cas d’Emad*.
Avec cet arrêt, mais surtout depuis un nouvel arrêt de la Cour de
justice de l’UE, la protection de l’UNRWA est considérée comme ayant
cessé lorsqu’une personne quitte le pays où elle en bénéficiait et
ne peut y retourner pour des raisons indépendantes de sa volonté. Il
faut en outre qu’elle n’ait pas de lien avec un autre pays où
l’agence opère. La protection prend également fin si l’UNRWA n’a
plus les capacités matérielles d’assumer sa mission, lorsqu’elle ne
peut plus assurer «des conditions de vie dignes ou des conditions
minimales de sécurité»8.
Les autorités suisses ont récemment reconnu l’apatridie à des
ressortissant·es gazaoui·es pour ce motif, l’impossibilité de
fonctionnement de l’UNRWA dans le contexte actuel y étant évidente.
De son côté, le TAF a également reconnu que les coupes budgétaires
imposées à l’agence mettent en péril son fonctionnement dans ses
autres zones d’intervention. Ainsi, reconnaissant le rôle central de
cette dernière pour les personnes qui en dépendent, le Tribunal a,
en 2024, ordonné la suspension du renvoi d’un Palestinien réfugié au
Liban:
Tareq*, Palestinien du Liban, a vu la décision de son renvoi être
suspendue par le TAF en mai 20249. Estimant que l'UNRWA assume une fonction similaire à celle d'un
gouvernement10, le tribunal a jugé nécessaire d’évaluer si l’agence au Liban
était toujours opérationnelle, compte tenu de la suspension de son
financement par plusieurs États. En cas contraire, cela devrait
ouvrir la voie à une reconnaissance d’apatridie pour Tareq*.
L’apatridie: un moyen de dissimuler les persécutions?
La reconnaissance de l’apatridie n’est pas moindre puisque ce statut
s’accompagne automatiquement d’un permis de séjour en Suisse, d’un
document de voyage et, pour les enfants, d’un droit à la
naturalisation facilitée. Si cette brèche juridique est à saluer, on
peut toutefois regretter que la Suisse reconnaisse le statut
d’apatride plutôt que celui de réfugié∙e, comme le préconisent
pourtant les instances internationales. Car, comme le souligne
l’avocate Mélanie Le Verger, cela revient à ne pas reconnaître
l’aspect politique de la persécution: alors que le statut de
réfugié∙e signifierait que «les Palestinien·nes dans la bande de
Gaza risquent des persécutions parce qu’iels sont Palestinien·nes»,
l’apatridie est un moyen «de ne pointer du doigt personne»11.
Et pour celleux qui n’ont pas accès à l’UNRWA?
Faire dépendre l’octroi d’un statut à l’accès à l’UNRWA est
également problématique en raison de la limitation du mandat de
cette dernière. D’une part, un nombre important de Palestinien∙nes
n’ont jamais été enregistré∙es auprès de l’agence12, notamment les personnes qui ont fui après 1949 ou se sont rendues
dans une zone hors du mandat de l’UNRWA.
D’autre part, cela laisse de côté la question des près de deux
millions de «Palestinien∙nes de 1948», celles et ceux qui vivent
dans les frontières intérieures d’Israël et en ont reçu la
nationalité. Bien que la plupart soient des déplacé∙es internes,
iels ne sont pas réfugié∙es au sens de l’UNRWA. Pourtant, iels sont
traité∙es comme des citoyen∙nes de deuxième catégorie et ne
bénéficient pas des droits que devrait garantir une nationalité13. En février 2023, le parlement israélien a par ailleurs approuvé
un projet de loi qui renforce un amendement de 2008 permettant la
révocation de la nationalité israélienne pour «abus de confiance ou
déloyauté envers l'État»14. Une décision qui fait craindre une augmentation des situations
d’apatridie chez les citoyen∙nes palestinien∙nes.15
Enfin, les discriminations à leur égard ne cessent d’empirer depuis
le 7 octobre 2023, au point que le Royaume-Uni a, pour la première
fois, octroyé l’asile à un Palestinien détenteur de la citoyenneté
israélienne16. Une décision qui marque un tournant: peut-être le signal d’une
ouverture européenne et suisse à la reconnaissance de la persécution
des personnes palestiniennes?
Elisa Turtschi, ODAE romand
Réfugié∙es palestinien∙es: bref rappel historique
Aujourd’hui, 9,1 millions de Palestinien∙nes, soit 70% de la
population, sont des réfugié∙es. Cela en fait la plus grande
population réfugiée au monde. Comment en est-on arrivé là?
La situation des minorités kurdes de Syrie et Turquie
Les Kurdes représentent un groupe particulièrement exposé au risque
d'apatridie. Cette courte contribution analyse en particulier la
situation des Kurdes en Syrie et en Turquie, ainsi que la pratique
suisse à leur égard.
Lucia Della Torre, OSAR
Les Saharaoui·es: «sans nationalité», mais pas apatrides selon la
Suisse?
Le territoire du Sahara Occidental (SO) est majoritairement colonisé
par le Maroc, un mur séparant la partie occupée de la zone libérée.
Toutefois, la plupart des pays du monde, dont la Suisse, ne
reconnaissent pas l’existence de cet État. Par ailleurs, une grande
partie de la population sahraouie a dû fuir l’occupation et se
trouve réfugiée depuis des années en Algérie, dans des camps aux
conditions de vie très précaires (voir encadré historique).
Pour les personnes originaires du SO qui arrivent en Suisse, la
possibilité d’obtenir l’asile n’est possible que si la persécution
par le Maroc peut être démontrée. C’est ce qu’est parvenu à faire
Aju*. Mais, paradoxalement, il a fait le constat amer d’un
changement de pratique des autorités: bien que ses fils et lui-même
soient reconnus comme Sahraouis réfugiés, en 2018 leur origine est
supprimée et ils se voient accoler l’étiquette «sans nationalité».
Pire encore, en 2019, les autorités cantonales les enregistrent sous
la nationalité marocaine.
Né au SO, Aju* est arrêté et torturé pendant cinq ans par le
Maroc pour avoir participé à une manifestation en faveur de
l’indépendance de son pays. Relâché grâce à la pression
internationale, il arrive en Suisse en 1998 et demande l’asile,
qu’il obtient. Sur son permis est indiquée la nationalité
«sahraouie».
En 2019, le Service de la population du canton de Fribourg
indique à Aju* et à ses enfants qu’ils ont à présent la
nationalité marocaine. Aju* demande une rectification, refusant de
recevoir la nationalité d’un État qui l’a torturé. Le Secrétariat
d’État aux migrations (SEM) lui répond alors qu’il admet sa
provenance du SO, mais que, comme la Suisse ne reconnaît pas ce
pays, les personnes qui en sont originaires prennent
automatiquement la nationalité marocaine depuis le 1er octobre
2018. Après plusieurs échanges, le SEM propose de revenir à la
qualification «sans nationalité», ce qui déchoit Aju* et sa
famille de leur nationalité sahraouie.
Aju* dépose un recours auprès du TAF, qu’il perd, puis auprès du
TF. Mais en 2021, ce dernier valide la pratique du SEM
d’enregistrer les personnes du SO comme «sans nationalité», tout
en soulignant que cela ne conduit pas à une situation
d’apatridie.29
Quand la Suisse déchoit une nationalité
Il est pour le moins surprenant de constater que la Suisse peut
admettre la provenance d’une personne, mais lui en refuser
l’origine, pour un motif purement politique. Aju* paie-t-il le prix
du choix de la Suisse de ne pas reconnaître une population oppressée
et de ne pas s’opposer à un État colonisateur? En effet, les
conséquences sont lourdes pour Aju*, qui doit d’abord se battre pour
ne pas être affublé de la nationalité d’un État qui l’a persécuté,
puis subir une déchéance de nationalité.
La précision du TF indiquant que cette absence de nationalité ne
signifie pas l’obtention de l’apatridie interroge également.
N’est-ce pas contraire au principe de la Convention de 1954, qui
vise l’identification et la réduction du nombre d’apatrides30 ?
Obtenir l'apatridie: un parcours du combattant
Obtenir l’apatridie lorsque l’on est originaire du Sahara Occidental
se révèle extrêmement compliqué. Faska* l’a découvert à ses dépens.
Faska* est né dans un camp de réfugié·es en Algérie. Il se forme
comme infirmier, mais n’a pas de perspectives professionnelles. Il
arrive en Suisse et demande l’asile en 2019. En 2021, le SEM refuse
sa demande, au motif qu’il n’aurait pas subi de persécutions.
Ayant entamé une procédure de demande d’apatridie31, le renvoi de Faska* est suspendu. Mais sa demande reste en
suspens durant près de trois ans, le SEM refusant de se prononcer
malgré de nombreuses relances du mandataire de Faska*. Alors, ce
dernier saisit le TAF pour déni de justice. Le SEM explique son
retard par le fait qu’il s’agit d’une «question juridique, mais
également politique, le SO n’étant pas autonome». Un argument refusé
par le TAF qui admet le déni de justice. Sommé de répondre, le SEM
reconnaît enfin l’apatridie de Faska* en avril 202332.
Comme Aju*, Faska* subit les conséquences d’un choix politique, de
l’aveu même du SEM. Alors que le SO n’est pas reconnu par la Suisse
comme un État, comment expliquer que les autorités refusent ou
laissent simplement sans réponse leurs demandes d’apatridie?
Un paradoxe lourd de conséquences
La problématique du SO montre bien tout l’enjeu politique des
questions d’apatridie. L’impasse suisse consistant à refuser de
reconnaître le SO en tant qu’État et à déchoir des personnes de leur
nationalité, va à l’encontre des recommandations des Nations Unies:
la Suisse crée des apatrides, tout en rechignant à leur reconnaître
juridiquement ce statut.
Le paradoxe est lourd de conséquences, d’abord pour les familles
sahraouies qui vivent en Suisse, puisqu’elles ne peuvent pas jouir
des droits attachés au statut d’apatride (l’octroi d’un permis de
séjour stable notamment). Lourd de conséquences aussi pour la
population sahraouie, à qui il est refusé de pouvoir transmettre
leur nationalité aux générations futures. Reléguée dans la catégorie
réfugié·es sans nationalité ou apatrides de fait par le funeste jeu
géopolitique, cette population est privée d’un État et d’une
identité, ce qui rend toute possibilité de résistance face à
l’occupation extrêmement compliquée33. N’est-ce pas là rendre inaudibles leurs voix?
Aude Martenot, ODAE romand
Bref historique du Sahara Occidental
La création politique des «sans-États»
Rarement fruit du hasard, la perte de nationalité apparait bien
souvent dans l’histoire comme un objectif politique délibéré. Comme
le souligne Emmanuel Decaux36, à la suite de la Première Guerre mondiale «l’apatridie n’est plus
un simple accident de l’histoire, une anomalie juridique dans la
répartition des sujets entre les États […], ce n’est plus une lacune
du droit, c’est une politique de l’État»37.
L’État-nation : une construction basée sur l’exclusion
Au début du 20ème siècle, le démembrement de l’Empire
austro-hongrois a engendré de nombreuses pertes de nationalité pour
les habitant∙es des nouveaux États qui lui ont succédé, en
particulier pour les minorités ne remplissant pas les critères des
nouvelles identités nationales. Les nouveaux régimes autoritaires
qui apparaissent en Europe vont également procéder à des déchéances
collectives de nationalité, visant des minorités (religieuses,
nationales, culturelles) ou des opposant·es politiques.
Ce phénomène de création d’apatridie de masse se répétera en Europe,
notamment à la suite de l’éclatement de l’URSS, puis de la
Yougoslavie: «les États successeurs de la Yougoslavie ont chacun
adopté leur propre droit de la nationalité fondé sur le jus
sanguinis et inspiré de considérations politiques
ethno-nationalistes, les minorités ne se référant pas à une ‘mère
patrie’ se sont retrouvées purement et simplement exclues», explique
l’avocate Maylis de Verneuil38. La communauté rrom sera particulièrement impactée par ces élans
nationalistes.
Les discriminations renforcent l'apatridie: l'exemple rom
Aujourd’hui, la plupart des personnes apatrides en Europe sont
membres de la communauté rrom. Et cela découle précisément du fait
que, bien que constituant la plus grande minorité d’Europe
(environ 12 millions de personnes39), elle est également l’une des plus marginalisées. Car apatridie
et discriminations sont étroitement liées.
D’une part, la plupart des autorités des pays nés de
l’ex-Yougoslavie ont cherché à remettre en question l’appartenance à
leur État des personnes rroms40. La Slovénie a par exemple été condamnée par la Cour européenne
des droits humains (CourEDH) en 2010 pour avoir effacé 26 000
personnes, en grande majorité issue de la communauté rrom41, du registre de ses habitant∙es, au motif qu’elles n’avaient pas
déposé une demande de nationalité avant une date butoir.
D’autre part, les nouveaux États ont conditionné l’accès à leur
nationalité à des exigences difficiles à remplir, comme fournir une
preuve de résidence permanente dans le territoire avant le
démantèlement de la Yougoslavie42. À cela s’ajoute le fait que de nombreuses personnes rroms
rapportent éviter autant que possible les démarches administratives,
par crainte de la maltraitance des fonctionnaires, ce qui perpétue
le non-enregistrement des naissances43.
C’est également en raison des discriminations subies sur le marché
du travail yougoslave que de nombreux Rroms avaient émigré vers
l’Europe occidentale dans les années 1970. Or, ces émigré∙es se sont
retrouvé∙es, à la disparition de la Yougoslavie, avec un passeport
caduc et nombre d’entre elleux n’ont jamais eu les moyens de
réaliser les démarches pour obtenir des papiers d’un des nouveaux
États44.
Ni citoyen·nes ni apatrides: la conséquence d’un déni juridique
Bien que la prévalence de l’apatridie au sein de la population rrom
soit reconnue par les autorités de l’Union européenne, qui affirment
pourtant vouloir y remédier, le statut juridique d’apatride lui est
encore largement inaccessible.
Dans la plupart des États européens, dont la Suisse, la personne qui
demande à être reconnue apatride doit prouver qu’elle a effectué, en
vain, toutes les démarches possibles pour obtenir la nationalité du
pays dont elle pourrait être originaire. Dans le cas des personnes
rroms d’ex-Yougoslavie, cela signifie donc obtenir des attestations
de non-nationalité de la part des autorités des huit États qui lui
ont succédé45. Avec à chaque fois son lot de procédures, de taxes et de
documents à fournir. Autant dire qu’avec des moyens financiers
limités ou un réseau inexistant sur place, ces démarches sont
pratiquement impossibles à réaliser.
Pour une reconnaissance de l'apatridie de fait
Félicien*, originaire du Soudan du Sud, vit en Suisse avec un
permis B, obtenu après un accident l'ayant rendu paraplégique46. Comme il ne possède aucun document prouvant son origine,
l'ambassade soudanaise refuse de lui délivrer un passeport. Les
autorités suisses, quant à elles, rejettent sa demande de document
de voyage, estimant qu'il n'a pas prouvé avoir tout entrepris pour
obtenir un passeport soudanais.
Dans un article publié en février 202447, la chercheuse Cecilia Manzotti48
soutient que l’interdiction ou l’empêchement fait à une personne
d'entrer sur le territoire dont elle se revendique originaire,
devrait ouvrir le droit pour cette dernière à la reconnaissance
d’apatridie.
Car la nationalité, en tant que concept juridique, établit un lien
particulier entre un individu et un État. Or, le territoire étant
une composante essentielle de l’État, ce lien inclut le droit, pour
l’individu, d'y entrer et d’y résider – droit qui est d’ailleurs
reconnu par plusieurs traités internationaux sur les droits humains.
Et si l’accès au territoire est inhérent à la nationalité, il
s'ensuit qu’à «chaque fois que les autorités consulaires,
directement ou indirectement, empêchent arbitrairement une personne
d'entrer sur le territoire de l'État, leur comportement doit être
considéré comme une preuve que l'État ne considère pas la personne
comme sa ressortissante49.» Cela inclut, nous dit Manzotti, le refus injustifié de délivrer
ou renouveler un passeport ou un document de voyage, indispensable à
l'exercice de ce droit.
On pourrait pousser la réflexion de Manzotti plus loin, et inclure
également les personnes qui n’osent pas se rendre auprès de leur
représentation par crainte des conséquences qu’elles risqueraient.
C’est le cas de presque tous les ressortissant·es d’Erythrée ayant
déposé une demande d’asile en Suisse. Avec de lourdes conséquences
notamment sur la régularisation de leur statut de séjour, comme
l’illustre la situation de Salih*:
Salih* a fui l’Érythrée et est arrivé en Suisse à l’âge de 16
ans50. Il refuse de se présenter à l’ambassade érythréenne pour y
demander un passeport, car cela signifie risquer de se faire
interroger, de mettre en danger ses proches restés au pays et être
soumis à l’obligation de payer une taxe au gouvernement qu’il a
fui. Faute de passeport, Salih * ne peut pas régulariser son
séjour en Suisse et reste coincé, depuis 9 ans, sous le statut de
l’admission «provisoire».
Reconnaitre ces obstacles dans l’accès aux documents
d’identités–qu’ils soient d’ordre administratif ou qu’ils reposent
sur les craintes politiques des personnes–comme un aspect de
l’apatridie, serait nettement plus conforme à l’objectif humanitaire
de la Convention de 1954. Pour Félicien*, Salih*, et toutes les
personnes dans la même situation, cela signifierait recouvrer la
jouissance de plusieurs droits fondamentaux que l’absence de
documents d’identité entrave. Car se voir reconnaître le statut
d’apatride, est une condition préalable pour pouvoir prétendre à un
titre de séjour et, partant, à un accès aux droits sociaux,
politiques, éducatifs et de santé.
Elisa Turtschi, ODAE romand
Sans papiers d'identité, je ne me sens pas complet
Salih*
Brèves de l'ODAE romand
Aide d'urgence: violation des droits de l'enfant
En septembre 2024, la Commission fédérale des migrations (CFM) a
publié une étude sur la mise en danger des enfants et des jeunes
vivant sous le régime de l’aide d’urgence. L’avis de droit rédigé
dans le cadre de cette étude parvient à des conclusions claires: le
régime de l’aide d’urgence viole la Convention des Nations Unies
relative aux droits de l’enfant ainsi que les dispositions
constitutionnelles visant à protéger les enfants et les jeunes.
Regroupement familial: pas d'assouplissement en vue, au contraire
Début septembre 2024, le Conseil des États a rejeté un projet de loi
visant à remédier à une inégalité entre les citoyen·nes suisses et
les ressortissant·es européens en matière de regroupement familial.
La modification aurait permis aux Suissesses et aux Suisses de faire
venir leurs parents étranger·ères, sous certaines conditions. La
proposition n’a pas convaincu et a été renvoyée au National. De son
côté, ce dernier a voté fin septembre le refus pur et simple du
regroupement familial pour les personnes détentrices d’un permis F
(admission provisoire). Le texte a été renvoyé en commission par la
chambre haute pour un nouvel examen.
Agée de 65 ans, le SEM lui retire son permis à cause de se non
niveau de français jugé trop bas
Après douze ans de séjour en Suisse, Analyn* bénéficie de
l’opération Papyrus qui lui permet d’être régularisée. Le
renouvellement de son permis est toutefois conditionné à l’obtention
d’un diplôme de français de niveau A2. Malgré le suivi de cours de
langue hebdomadaires, Analyn* produit un passeport FIDE de niveau
A1. Sans tenir compte des difficultés d’apprentissage liées à son
âge (65 ans) et à ses problèmes de santé, le SEM refuse alors la
prolongation de son autorisation de séjour et prononce son renvoi de
Suisse.
"My Homeland is Not a Suitcase and I am No Traveler", oeuvre de
Nour Ziada
Nouvelles de l'ODAE romand
L’exposition itinérante “Vieillir en Suisse en tant
qu’étranger·ères” a démarré en Valais
Qu’advient-il des travailleur·euses étranger·ères lorsqu’iels
vieillissent? Lorsqu’installé·es en Suisse depuis nombre d’années,
leurs corps de maçons ou d’employées domestiques ne leur permet plus
d’exercer leur travail? Accompagnant le dernier rapport de l’ODAE
«Vieillir en Suisse en tant qu’étranger·ères», une exposition
itinérante de portraits et de témoignages est présentée en Suisse
romande. Après un vernissage à la Chaux-de-Fonds et à Neuchâtel,
c’est le canton du Valais qui inaugurait l’expo en septembre.
Prochaines dates à retrouver sur notre site:
odae-romand.ch/rapport/age_migration
Nouveau projet RADAR: la situation des espaces de garde
«Coccinelles» à Genève
L’accès à la garde des enfants de 0 à 4 ans pour les personnes dans
l’asile est un sujet souvent peu visible et pourtant crucial. Pour
les parents qui se reconstruisent après un parcours migratoire, tout
en affrontant les conséquences de la loi sur l’asile suisse, les
premières années sont souvent synonymes de cours à suivre, de
nombreux rendez-vous médicaux, juridiques ou administratifs. Pour
les enfants en âge préscolaire, il s’agit d’apprendre le détachement
des parents, la socialisation et bien sûr, le français, pour se
préparer au mieux à l’entrée à l’école.
Pourtant, sur le canton de Genève, les structures d’accueil,
appelées les «Coccinelles», ont vu leurs ressources réduites depuis
2023. Cela a questionné le réseau proche de la Coordination
asile.ge et cette dernière a décidé de soutenir différentes
initiatives pour défendre leur existence. C’est en collaboration
avec celle-ci que l’ODAE romand a réalisé son premier rapport RADAR,
une veille de l’accès aux droits des personnes exilées.
Prochain rapport thématique de l’ODAE: le droit à une enfance en
famille
Pour l’année 2025, l’ODAE a décidé de se focaliser sur la question
de l’enfance et du droit à une vie familiale digne. Comment les lois
suisses sur l’asile et sur les étranger·ères impactent-elles les
liens entre parents et enfant(s)? Quelle place reste-t-il pour
garantir le droit de grandir en famille lorsque les exigences du
regroupement familial se durcissent?
Les réfugiés sont des «porteurs de pays»
Elias Sanbar
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